Introduction aux sophismes et paralogismes
On distingue souvent les biais cognitifs des sophismes/paralogismes. Un biais cognitif désigne avant tout un mécanisme psychologique, une tendance naturelle dans notre manière de penser, qui nous amène (parfois) à des conclusions irrationnelles, à une altération de nos jugements et de nos prises de décisions. En revanche, dans un discours ou un raisonnement, on peut également faire des erreurs de logique, employer des arguments fallacieux ou réfuter un opposant avec des raisonnements douteux. Il s’agit alors de rhétorique et non plus de psychologie. Si un tel argument est intentionnel, pour convaincre un auditoire par exemple, on parlera de sophisme. En revanche, s’il est fait de bonne foi, on parlera plutôt de paralogisme (par simplicité, je dirai sophisme dans la suite de l’article). Biais cognitifs et sophismes peuvent bien sûr s’impacter l’un l’autre. Prenons le biais de confirmation: si nous avons tendance à ne regarder que les informations qui nous valident, nous serons également moins critiques sur les argumentaires trompeurs, pourvu qu’ils nous donnent raison.
Nous utilisons tous de tels arguments au quotidien, et en réalité, ce n’est souvent pas bien grave. Si les sujets ne sont pas d’importance, nul n’est tenu d’être parfait logicien et être trop exigeant serait épuisant et futile. De plus, vouloir systématiquement détecter les sophismes dans le discours d’autrui risque de nous empêcher d’analyser le propos central que cette personne tente de défendre. En effet, on peut tout à fait mal défendre un propos pourtant juste. Ainsi, dans tout débat, pensons à ne pas tomber dans ce « sophisme du sophisme » (fallacy fallacy [1]).
Cette précision étant faite, je trouve néanmoins très important d’apprendre à reconnaître les différents types de sophismes. Pour les détecter chez les autres, déjà. Nous n’avons pas envie de nous faire avoir par un article malhonnête ou un politicien peu scrupuleux, par exemple. Mais aussi et surtout, pour les trouver dans nos propres raisonnements.
Il existe des dizaines de types de sophismes différents et ils sont tous fascinants à découvrir. Pour cet article d’introduction au sujet, et en excluant le « sophisme du sophisme » mentionné plus haut, j’en ai donc sélectionné 9 que je considère comme basiques et fondamentaux.
1. L’homme de paille
L’Homme de paille ou Épouvantail est un procédé rhétorique qui vise à créer l’illusion que nous avons réfuté la position de notre interlocuteur. Il consiste, dans un premier temps, à présenter le point de vue adverse comme indéfendable ou facilement attaquable, en l’altérant ou en le simplifiant. Il ne reste alors plus qu’à le réfuter pour avoir l’air de gagner le débat. On peut bien sûr le faire sans s’en rendre compte, si on ne comprend pas bien la position adverse.
Exemple: « Tu es contre le port d’armes aux USA ? Comme c’est désolant… je trouve cela irresponsable de nous empêcher de pouvoir défendre nos proches en cas d’attaque… ».
C’est un homme de paille car ne pas vouloir que les citoyens puissent détenir une arme ne veut pas dire ne rien faire pour leur sécurité. Remarquons que le camp opposé pourrait faire de même:
Exemple: « Tu es pour le port d’armes aux USA ? Comment peut-on vouloir mettre des armes dans la maison de chaque citoyen, à portée d’enfants en bas âge ? »
2. Le faux dilemme
Également appelé « Exclusion du tiers », ce sophisme consiste à réduire un problème à 2 (ou par extension, à N) solutions possibles, en ignorant les autres alternatives. Cela peut aller plus loin puisque la personne peut vouloir forcer une prise de décision en présentant les autres options comme indéfendables.
Exemple: « Ce phénomène n’est pas d’origine humaine, il donc est forcément d’origine extraterrestre ! »
Un phénomène peut aussi être naturel ou d’origine animale, par exemple.
Exemple: « Soit vous êtes avec nous, soit contre nous, soit vous vous en foutez ! »
On peut aussi ne pas parvenir à choisir. Ou apprécier les deux camps. Ou vouloir qu’un 3e choix existe.
3. La généralisation abusive
Sophisme simple à comprendre, connu de tous, et qui pourtant fait des ravages. Il consiste à partir d’un ou plusieurs exemples peu représentatifs pour tirer une conclusion générale. Il s’agit en quelque sorte d’une induction qui a mal tourné. Les stéréotypes sont de beaux exemples de généralisations abusives.
Exemple: « C’est fou comme les américains sont nuls en géographie, j’ai vu une interview l’autre fois où ils donnaient des réponses désastreuses ! »
4. Le Plurium interrogationum
Appelé aussi « La question chargée », ce sophisme consiste à poser une question à un interlocuteur, en incluant dans celle-ci un fait ou une prémisse que celui-ci n’a pourtant pas accepté au préalable. Il devient donc impossible de répondre à cette question sans devoir accepter cette proposition imbriquée.
Exemple: « Où avez-vous caché l’arme du crime ? »
Si on vous pose cette question dans un tribunal alors que vous êtes innocent, vous serez bien en peine de répondre, puisque vous n’avez jamais commis de crime.
Autre exemple: « Comment voudriez-vous expliquer correctement l’absolue perfection des pyramides de Gizeh, si elles ont été construites par de simples humains? »
Encore faudrait-il être d’accord avec cette « absolue perfection » pour pouvoir répondre à cette question…
5. L’attaque ad hominem/ad personam
Deux procédés rhétoriques qui se ressemblent. Les deux consistent à ne pas essayer de réfuter un argument directement, mais de le discréditer en s’attaquant à celui qui l’a énoncé. Il y a cependant une différence notable entre les deux. L’attaque ad hominem oppose en général à la personne des paroles ou des actions qu’elle aurait eues par le passé, ce qui rendrait supposément son argumentaire invalide ou contradictoire. L’attaque ad personam, en revanche, est tout simplement une attaque personnelle qui n’a pas de rapport avec l’argument. [2]
Exemple d’attaque ad hominem: « Comment pouvez-vous défendre à ce point les mesures de réduction de dioxyde de carbone alors que vous avez pris votre voiture pour venir jusqu’ici ? »
Exemple d’attaque ad personam: « L’argumentaire d’un « sans diplôme » tel que vous n’a aucune valeur ! »
6. L’argument d’autorité
Argument qui vise à justifier une position sur la seule base qu’une figure d’autorité ou une personnalité publique partage cet avis. On peut également mentionner sa propre autorité dans le domaine, pour rappeler « qu’on sait très bien de quoi on parle ». Il est vrai que, si quelqu’un est expert d’un domaine, il est rationnel d’écouter ce qu’il a à dire et il aura souvent raison. Mais le contenu d’un argument ou d’un propos reste plus important que celui qui le dit. Il est donc important de se demander si ce que la personne énonce fait consensus ou est un minimum étayé. En général, les experts d’un sujet donnent les sources de leurs propos, mais ce n’est pas toujours le cas…
Exemple: « Si ce chercheur de renom dit que son traitement est efficace, il n’y a pas lieu d’écouter les mauvaises langues et autres critiques quant à sa méthodologie ! »
7. L’appel à la popularité
Sophisme qui consiste à utiliser la popularité d’une opinion ou d’une pratique comme preuve de son bien-fondé. Il n’est pas insensé de partir du principe que la majorité a régulièrement raison (pensons à la fameuse sagesse des foules qui peut apparaître dans certains scénarios), mais cela ne constitue en rien une preuve. Une opinion, tout comme une pratique, s’évalue avec des arguments logiques et des données solides pour l’étayer. N’oublions pas que les biais cognitifs et pièges de l’information sont aussi partagés par tout le monde…
Exemple: « Ce n’est pas pour rien que la majorité des Belges apprécient ce médicament: c’est que ça fonctionne ! »
Exemple: « Achetez notre nouveau dentifrice ! 9 utilisateurs sur 10 sont satisfaits ! »
8. La fausse piste
Cette technique est aussi appelée le « hareng fumé ». Il y a plusieurs variantes d’histoires ou de mythes concernant l’origine de ce terme, par exemple qu’on se servait de l’odeur de harengs fumés pour distraire des chiens pisteurs. Il semble au final que l’origine de l’expression vienne de 1697 où il s’agissait plutôt d’entraîner des chevaux (et non des chiens) à reconnaître l’odeur [3].
Toujours est-il que ce sophisme vise à détourner l’attention du sujet principal en le déplaçant sournoisement vers un autre sujet. La personne qui l’emploie a ainsi tout le loisir d’argumenter, de conclure logiquement et de prouver son point de vue, donnant l’illusion qu’elle gagne le débat, alors qu’elle est simplement dans du hors de propos.
Exemple:
« …et ces témoignages montrent bien que l’accusé est coupable de vol à l’étalage. »
« Comment pouvez-vous remettre en cause l’honnêteté de mon client, alors même qu’il donne régulièrement de l’argent pour des œuvres caritatives ? »
On peut voir qu’il y a un changement de sujet, l’honnêteté ou la bienveillance supposée du client ne saurait changer les faits commis ou la nature des témoignages.
9. Le Non sequitur
Terminons par le sophisme originel, d’où découlent tous les maux ! Non sequitur signifie « Qui ne suit pas (les prémisses) » en latin, puisqu’il s’agit de tirer une mauvaise conclusion. En logique formelle, on considère qu’un raisonnement déductif peut s’exprimer sous forme d’une séries de propositions, les prémisses, qui si elles sont vraies nous amène à déduire une dernière proposition, la conclusion. On parlera de syllogisme pour une structure à 2 prémisses. Un des exemples les plus connus:
(Prémisse 1) Tous les hommes sont mortels.
(Prémisse 2) Or, Socrates est un homme.
(Bonne conclusion) Donc, Socrates est mortel.
Pour qu’un tel raisonnement soit valide, peu importe que les prémisses soient vraies, tant que la conclusion les suppose vraies. Si on avait remplacé « mortel » par « turquoise » dans le raisonnement ci-dessus, la conclusion resterait logique. L’essence du non sequitur ne concerne donc pas la véracité des propositions mais bien la logique qui sous-tend le raisonnement. Ainsi, voici un exemple de non sequitur:
(Prémisse 1) Tous les hommes sont mortels.
(Prémisse 2) Or, Socrates est mortel.
(Mauvaise conclusion) Donc, Socrates est un homme.
C’est bien sûr une erreur puisque Socrates pourrait aussi être le nom d’un animal de compagnie, on ne peut pas conclure qu’il est un homme à partir des prémisses. Notons par ailleurs que la conclusion est une proposition vraie, mais peu importe, c’est un mauvais raisonnement. Un dernier exemple:
(Prémisse 1) Si Tom ne manges pas ses légumes, il ne sera jamais grand !
(Prémisse 2) Or, Tom manges ses légumes.
(Mauvaise conclusion) Donc, Tom sera grand.
Un poil plus piégeux, il s’agit d’une mauvaise conclusion puisque les prémisses n’ont jamais dit ce qu’il se passerait s’il mangeait ses légumes. Peut-être que même dans ce cas, il ne serait jamais grand…
Ajoutons que, même sans faire de non sequitur, il ne faut pas oublier qu’une conclusion peut être fausse à cause de prémisses fausses. Soignons donc autant la vérification de nos prémisses que notre logique elle-même…
[1] https://effectiviology.com/fallacy-fallacy/
[2] https://www.lemonde.fr/blog/correcteurs/2023/02/17/ad-hominem-ou-ad-personam/
[3] http://www.worldwidewords.org/articles/herring.htm
Autres sources:
https://cortecs.org/language-argumentation/moisissures-argumentatives/
https://iep.utm.edu/fallacy/
https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_fallacies