Adages sceptiques et rasoirs philosophiques

Adages sceptiques et rasoirs philosophiques

Lorsque l’on s’intéresse aux outils qui peuvent nous aider à aiguiser notre esprit critique, on pourra s’inspirer de quelques phrases, proverbes, adages du monde sceptique. Comme toujours, il s’agit avant tout de créer une réflexion plutôt que de prétendre énoncer une vérité. Mais je pense que les retenir est utile pour regarder le monde différemment, sous un angle parfois contre-intuitif.

Parmi ces phrases, on trouve les rasoirs philosophiques. Lorsque nous sommes face à un phénomène que nous souhaiterions expliquer, et que plusieurs causes possibles se présentent à nous, ces rasoirs permettent de faire un premier tri à priori en « coupant » les hypothèses improbables. Il est évident que, si des expériences viennent à apporter des éléments empiriques en faveur de l’une ou l’autre des hypothèses, l’utilisation des rasoirs n’est plus tellement pertinente.

Voici donc 9 adages sceptiques, en espérant qu’ils puissent nous guider un minimum à l’avenir…

Les explications qui requièrent le moins de suppositions injustifiées sont plus probablement vraies (Rasoir d’Ockham)

Si ce « principe de parcimonie » possède plusieurs variantes[1], son nom vient de Guillaume d’Ockham, un théologien et philosophe anglais l’ayant popularisé. Une formulation classique est « Pluralitas non est ponenda sine necessitate » : Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité. Si plusieurs hypothèses ont le même pouvoir explicatif, préférons celle qui invoque le moins d’inconnues ou qui demande le moins de preuves. Si votre lampe torche ne fonctionne plus, il semble normal de commencer par investiguer les explications les plus simples et prosaïques : les piles sont usées, il y a un faux contact, etc. Une fois épuisées, on pourra seulement commencer à en investiguer d’autres plus complexes ou fantaisistes. C’est une affaire de probabilités et de marges d’erreur : plus votre explication contient des éléments peu étayés, plus sa vraisemblance globale tendra vers zéro…

Une affirmation extraordinaire nécessite des preuves plus qu’ordinaires (principe de Sagan)

Variante d’une formulation de Carl Sagan dans son émission télévisée Cosmos, l’idée est pourtant plus ancienne [2]. Ce principe fondamental en science découle en fait du rasoir d’Ockham: il n’y a que dans un contexte de preuves extraordinaires que l’explication la plus parcimonieuse est celle qui est extraordinaire. Ainsi, l’exigence pour ces affirmations doit être plus élevée. Si je vous dis que ma tante s’appelle Géraldine, ma parole vous suffira sans doute. Mais si je vous dis que ma tante tire des lasers par les yeux, vous allez vouloir de belles preuves pour ne pas croire que je mens. Reste à souligner l’ambigüité des termes comme « extraordinaire » qui sont un peu subjectifs : simplifions en disant, dans notre cas, que cela concerne ce qui est très inhabituel ou remet en question les connaissances établies.

Toujours s’assurer du fait avant de s’inquiéter de sa cause (Fontenelle)

Dans son essai « L’histoire des oracles » en 1687, le philosophe Bernard Le Bouyer de Fontenelle s’oppose aux superstitions et à une université trop croyante et dogmatique. On y trouve un court récit satirique, celui de la dent d’or [3], dont je vous recommande la lecture complète. L’histoire est celle d’un enfant de 7 ans à qui une dent en or aurait soudainement poussé. La rumeur se répand et des ouvrages naissent à son sujet, par différents savants, lui trouvant des causes surnaturelles ou divines. Plus tard, un orfèvre découvre que la dent était tout simplement recouverte d’une feuille d’or. Vérifions toujours le fait originel et méfions-nous de ceux qui prétendent trouver les explications de phénomènes insuffisamment prouvés.

Fontenelle conclue : « Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux. »

Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la stupidité suffit à expliquer (Rasoir de Hanlon)

On souligne ici l’importance de ne pas partir du principe qu’une action ou une situation est le fruit d’une intention malveillante. Déjà, parce l’on connait certains biais cognitifs qui nous poussent à négliger le contexte (erreur fondamentale d’attribution, etc) et qu’il faut donc aspirer à la précaution. Ensuite, parce que c’est difficilement prouvable : comment s’assurer des intentions d’autrui ?

Notons qu’il n’est pas question de prétendre qu’il existerait d’un côté la malveillance et de l’autre la bêtise. Tentons donc d’affiner un peu la lame: Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la stupidité suffit à expliquer… et ne jamais attribuer à la stupidité ce qu’une incompréhension passagère, la paresse, un quiproquo, un manque d’information, un problème de communication, un contexte particulier ou des incentives personnelles dans un système complexe… suffisent à expliquer !
Bon d’accord, c’est moins joli mais au moins, plus nuancé…

Ce qui est affirmé sans preuve peut être rejeté sans preuve (Rasoir de Hitchens / d’Euclide)

David Hume disait: « Un homme sage proportionne sa croyance aux preuves ». Il est normal de ne pas adhérer gratuitement à des récits surprenants. Quand on parle de « rejeter sans preuve », on ne veut pas dire réfuter ou conclure à la fausseté, car cela demanderait également des preuves. Il s’agit plutôt de ne pas croire par défaut, ou encore de suspendre son jugement temporairement. Prenons du recul et donnons à toute affirmation la crédibilité qui lui est due. Croire sans preuve, cela revient à « choisir » en quoi croire. Le but d’une démarche scientifique n’est pourtant pas d’inventer son propre monde fictif en choisissant en quoi croire, mais plutôt d’essayer de comprendre celui dans lequel on vit.

L’absence de preuve n’est pas une preuve de l’absence

Ne pas avoir de preuve de l’existence d’un phénomène ne veut pas dire qu’il n’existe pas. A l’inverse, ne pas avoir de preuve de son inexistence ne veut pas dire qu’il existe. Attention d’ailleurs à ne pas tomber dans le sophisme de l’appel à l’ignorance qui consiste à prétendre que quelque chose serait vrai (ou probablement vrai) car personne n’a jamais démontré sa fausseté…

La charge de la preuve appartient à celui qui déclare

C’est à celui qui affirme quelque chose d’étonnant de prouver ses dires. Si je vous affirme que les licornes existent et puis que je vous dis que c’est à vous de me prouver que j’ai tort, je vous met face à deux asymétries :

  • La première, c’est qu’il est simple d’affirmer, et plus difficile de prouver. Pensons à la Loi de Brandolini : « La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des sottises est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire ».
  • La deuxième, c’est qu’il est bien plus simple de prouver que les licornes existent (dans un monde où elles existent), que de prouver leur inexistence (dans le cas contraire). Si je vous montre une seule licorne, c’est bon, c’est prouvé, elles existent. Si vous souhaitez, en revanche, me prouver leur inexistence, vous devrez explorer toute la planète et tous les êtres vivants avant d’être bien sûr qu’il n’y en a aucune…

On ne peut pas déduire ce qui devrait être de ce qui est (Guillotine de Hume)

On ne peut pas déduire directement un devoir d’un être. On ne peut pas passer de prémisses toutes à l’indicatif et aboutir à une phrase à l’impératif, sans avoir une justification entre les deux. De la même manière, les sciences sont descriptives et non prescriptives. Le fait d’observer que l’homme est capable de manger de la viande ne veut pas dire qu’il faut forcément en manger, comme pour respecter sa « nature ». Les choix et normes de sociétés dépendent avant tout des objectifs qu’on se donne, et non (uniquement) d’un état des lieux établi par les sciences.[4]

Si le principe est en pratique plus complexe [5], il demeure utile de se rappeler de son essence : ne pas déduire une « norme à suivre » trop hâtivement…

L’alternative est féconde

Cette phrase est une invitation à éviter les faux dilemmes et conclusions hâtives en se forçant à investiguer plusieurs hypothèses, quitte à les trier par après avec des rasoirs philosophiques. Si vous êtes à votre fenêtre, la nuit, et que vous voyez dans le ciel un objet lumineux très étrange que vous ne pouvez expliquer, il y a mille hypothèses à évaluer avant de conclure à une visite extraterrestre : est-ce ma lampe qui en se reflétant dans la vitre donne l’illusion d’un ovni ? Est-ce un ballon-sonde ? Un satellite ? Sont-ce des lasers, projetés sur des nuages, d’un spectacle qui aurait lieu non loin ? La liste est longue mais quel que soit le sujet : posons-nous des questions et imaginons de multiples possibilités.

*****

Voilà ! Encore une fois, le diable est dans les détails, comme la définition de « preuve » ou de « extraordinaire » qui peut être subjective par certains aspects. Il est donc important de comprendre pourquoi ces phrases sont utiles à retenir, mais également, à nuancer.


Sources:
[1] https://www.toupie.org/Dictionnaire/Rasoir_ockham_formulations.htm
https://cortecs.org/superieur/rasoir-occam10/
https://www.britannica.com/topic/Occams-razor
[2] https://cortecs.org/superieur/la-maxime-de-hume-et-le-poids-de-la-preuve/
https://en.wikipedia.org/wiki/Extraordinary_claims_require_extraordinary_evidence
[3] https://www.bacdefrancais.net/ladentdor.php
https://www.youtube.com/watch?v=IduaHsRywuw
[4] https://edu.ge.ch/site/tablettepedagogique/2020/09/21/guillotine-de-hume/
https://cortecs.org/superieur/etre-ou-devoir-etre-telle-est-la-question-la-guillotine-de-hume/
[5] https://tranxen.fr/on-avait-tout-faux-sur-la-guillotine-de-hume/

Autres:
-« Comment déjouer les pièges de l’information: Ou les règles d’or de la zététique » – Henri Broch 2008
– Les vidéos la Tronche en biais également, sur les rasoirs philosophiques.

3 réflexions sur « Adages sceptiques et rasoirs philosophiques »

  1. Merci pour ce texte, cette réflexion concernant l’esprit critique!

    Il serait grand temps, dans nos écoles, que nous accordions beaucoup plus d’importance à cette éducation de l’esprit critique, de l’ouverture d’esprit face à la grande quantité d’infos et d’intox dans laquelle nous sommes noyés.
    Comment tous les enfants, tous les adolescents….. ces adultes du futurs, accros aux réseaux sociaux, vont-ils savoir trier, repérer les fake news, les cyberprédateurs si on ne leur ouvre pas les yeux et si on ne leur apprend pas des trucs et astuces pour distinguer le vrai du faux, pour être prudents face aux croyances, pour repérer les arnaqueurs, pour avoir de bon réflexes face aux images, aux écrits, aux paroles orales, aux apparences.
    Les parents ont un rôle très important dans le développement de cet esprit critique.
    L’école a le même rôle et pourtant, pour l’instant, elle ne se donne pas encore les moyens d’aider correctement les apprenants à la prudence, à l’esprit critique afin de rester les deux pieds sur terre, afin de bien distinguer le fictif de la réalité, afin de faire la différence entre le vrai et le faux.

    Face à cet univers de tromperies des réseaux sociaux, comment les enfants du futur feront-ils encore confiance?

    1. Merci pour votre commentaire, oui les initiatives dans le domaine de l’enseignement sont trop peu nombreuses et doivent être encouragées : Apprendre aux jeunes à remonter aux sources d’une information, à croiser les sources, à se servir de différents outils pour débusquer fake news et montages, à prendre en compte le contexte, etc.

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